ENTRETIENS de M. Alocco avec… Conversation ininterrompue Entretien avec Raphaël Monticelli Marcel Alocco : Notre dispute, comme on aurait dit jadis, commencée en 1967 je crois, remplirait des volumes*. Dans le cadre de cet entretien limité, j’aimerais que tu donnes quelques indications sur ce long projet « La mort de Dom Juan », dont on ne connaît que les quelques bribes publiées par l’Amourier. J’en ai lu me semble-t-il beaucoup plus long en tapuscrit dès les années 70. Raphaël Monticelli : Les quelques bribes parues chez l’Amourier constituent la totalité de ce que tu as lu à l’époque. 132 bribes sur les 291 que devrait comporter le texte complet. Une ou deux bribes ont été publiées ailleurs : la 133, chez Dys, sous le titre « chronographie », une autre, sous le titre « le musicien nègre » est parue dans la revue La Mètis, elles seront remaniées. Quelques autres textes s’intègrent, d’une manière ou d’une autre, dans la problématique des « bribes » ; publiés ici ou là, je les ai réunis dans un recueil intitulé « chants à tu et autres bribes », encore inédit. Marcel Alocco : Il faudrait, ce n’est peut-être pas sans rapports, que tu explicites ce que tu disais, dans un Basilic à propos de « …d’un âge sans mémoire », de mon écriture que par image je dirais cubiste, « où tournoient les pronoms personnels, du «on» initial au « vous » des dernières pages. » Il me semble avoir employé dès « Au présent dans le texte » cette façon de parler du « je » de l’extérieur, en tournant autour au singulier et au pluriel, en variant les personnes. Le poème « 12 juillet 1966 » se termine par : Je n’est pas quelqu’un de bien remarquable. Raphaël
Monticelli : tu as raison d’établir un rapport. Ça fait partie
de notre « dispute ». Marcel Alocco : « Saltimbanco dell’anima mia ». C’est une entrée possible. Lorsqu’il n’était pas content de moi, mon grand-père me traitait de saltimbanque. « L’homme ne peut être considéré sérieusement que quant il rit », c’est-à-dire en tenant compte de tous ses aspects triviaux... Oui. L’oeuvre d’un écrivain significatif se construit toujours d’une certaine façon comme un journal. Pas celui du journaliste, ni celui qui tient compte des dîners en ville, des bonnes fortunes, des mondanités conventionnelles. L’œuvre est journal dans sa constance et par les variations qui accompagnent des vécus. Ce qui sépare l’écriveur de l’écrivain. Il s’agit toujours de persister dans le décryptage d’un monde plein d’obscurs mouvements, le moi-je étant, dans l’immédiat, le moins lisible. Je n’écris pas d’abord pour être compris, mais pour comprendre et me comprendre. J’avance en tournant autour d’un centre qui est encore et toujours « qui suis-je ? » « Connais-toi toi-même » ou plus exactement « Qui sommes-nous ? ». Car Je est non seulement multiple ou éventail, mais il n’est jamais seul, puisque dès l’entrée dans le langage, le Je est dans un rapport collectif au monde. La structure de la langue et son vocabulaire appartiennent à la totalité de ceux qui en ont usé, et contiennent plus de mémoire que nous n’aurons de souvenirs. Ainsi, la première parole sépare le Je du Tu. Le Je deviens Tu à cause de maman qui nous sépare d’elle par la parole. Le premier mot de l’enfant est « maman », l’autre que moi. L’un des propos de « …d’un âge… ». Nous sommes hélas dans un monde où la quantité semble primer la qualité, la production des ouvrages et l’impact immédiat d’une publication compte davantage que la cohérence de l’œuvre. L’impression que l’objectif est de totaliser des coups plutôt que d’approfondir sans perdre de vue l’objectif. Le grand modèle serait Montaigne, qui n’achève jamais ce grand texte ouvert auquel il ajoute jour après jours, – journal ! – au fil des rencontres, des lectures, des réflexions. Aussi bien un grand texte n’est-il jamais achevé, et un écrivain n’est pas l’auteur du « Le rouge et le noir » ou de « La Chartreuse de Parme » mais de l’ensemble de ses écrits, les notes et les inachevés étant tout aussi significatifs, quand ils sont pris dans l’ensemble, que l’objet « fini » matérialisé aux yeux du public. « Les Essais » méritent ce nom, même non choisi par l’auteur, car ils ne sont jamais que la trame sur laquelle pouvait se poursuivre sa réflexion, le « pour quoi » la réflexion de générations de lecteurs peut se continuer. Raphaël Monticelli : À propos de « fini », du couple « achevé/inachevé »… Ça renvoie aussi à la problématique des fragments. Et ça va me permettre de passer de l’entrée littéraire que tu as proposée, aux arts plastiques. Dans mes vingt ans, je crois que je faisais de nécessité vertu : je commençais beaucoup de textes et n’en achevais aucun. J’admirais beaucoup ceux qui étaient capables d’aller au bout d’une œuvre : ça a été la principale raison de mon attachement à l’un de mes élèves, Marc Zaffran, qui, depuis, est entré en littérature sous le nom de Martin Winckler. Marc m’abreuvait de cahiers, de nouvelles, de récits. Il avait déjà un goût pour la fiction et un talent pour le récit qui me laissaient des sentiments mitigés : d’un côté l’admiration, de l’autre l’inquiétude. Ce qui m’inquiétait, c’est qu’il me semblait qu’il courait le risque de devenir une sorte de conteur stupide : c’est-à-dire simplement capable de raconter –fût-ce bien- des histoires. Je me disais que n’importe qui disposant d’un peu de talent et de technique pouvait raconter des histoires. Or, je m’étais persuadé que ma propre incapacité à aller au bout d’un récit, ma difficulté même à me placer dans la perspective du récit et de la fiction, relevaient peut-être moins d’une insuffisance que d’une profonde et foncière réticence, d’une mise en cause qui ne manquait pas d’exemples dans l’histoire littéraire et qui se retrouvait dans d’autres arts, par la mise en cause du sujet et de la représentation en peinture, de la mélodie en musique etc. Mais en même temps, je n’étais pas persuadé de mon affaire au point de mettre Marc sur la voie d’un refus ou d’une mise en pièce du récit. Comme par ailleurs je craignais d’avoir rejeté le récit plus par faiblesse et médiocrité que par intelligence et réelle capacité à dépasser une forme traditionnelle de la littérature, je me suis, alors, interdit de lui en parler et de critiquer ses essais littéraires de ce point de vue. Marcel Alocco : Quand on commence vraiment à écrire, le germe, et la structure peut-être, sont déjà présents. De l’extérieur, au mieux, il est possible d’infléchir. Eviter un récit, c’est choisir des récits – ou le silence. On instrumente son chemin. Quant au fini : finir une œuvre, oui, possible. Mais un œuvre, jamais. Sauf par la mort. Mais qui pour certains n’est que point de suspension !... Raphaël
Monticelli : Ce préambule pour avancer simplement cette idée-ci:
j’ai bien peur que, souvent, l’inachèvement n’est jamais qu’un refuge
pour notre médiocrité. Notre incapacité. Marcel Alocco : D’accord, s’il n’est question que de l’objet œuvre d’art. Raphaël Monticelli : Pour en venir à la peinture… Tu as largement développé le patchwork comme technique et comme esthétique. Le patchwork, dans la tradition comme dans ton travail, c’est l’assemblage de fragments. Mais tu présentes chacun de tes assemblages particuliers (chacun de tes « patchworks », défini par une date et un numéro) comme un Fragment du « Patchwork » qui, virtuellement, n’a pas de fin. Marcel Alocco : Oui, comme objet, provisoirement. Raphaël Monticelli : Tu signifies du reste cette infinitude du Patchwork par la façon dont tu traites les bords de chaque fragment : ton travail de patchwork se distingue par trois traits majeurs du patchwork artisanal traditionnel : il est construit de fragments élaborés, et non récupérés, par toi ; il est monté aléatoirement ; il n’est pas bordé. Je devrais nuancer la première différence : si tu constitues en effet le tissu que tu déchires ensuite pour préparer les morceaux qui entreront dans le patchwork, tu le fais en récupérant des images, des fragments de culture visuelle. Marcel Alocco : Oui, par les fragments des cultures j’entre dans le symbolique : « la culture » comme totalité serait incompréhensible, insaisissable. Elle peut se penser limitée, mais nous sommes incapables d’en concevoir les limites. Fluxus…. Oui,
il s’est trouvé des gens du monde de l’art, et même localement quelques
critiques de la précédente génération, pour dire, laisser entendre, jamais
pour à ma connaissance – dommage !– l’écrire, que je n’étais
pas « peintre ». Je n’étais pas le seul : le collectif
des accusés comprenait des personnes aussi différentes que Ben, Arman,
Venet, Buren, Malaval… D’abord un artiste plasticien ne saurait être réduit,
n’a jamais pu être réduit à la seule détermination « peintre ».
Il y a la partie « cuisine », mais chacun la sienne. Ensuite,
cette affirmation supposait que ces personnes savaient ce qu’était un
« peintre », en avait une définition. Connaissaient les limites.
Littéralement, une notion finie. Je suis de ceux qui cherchent ce qu’est
un peintre, et plus généralement un artiste. Je me glorifie de ce doute…partagé
dans l’histoire avec des Vinci, Cézanne, Picasso, et… Je sais ceux qui
ne sont pas artistes : ceux qui sachant tout ne pensent plus rien.
J’avais été sidéré par les propos de Carzou qui dans son discours de réception
à l’Institut disait que Picasso ne savait pas peindre. D’autant que c’était
faux même vu du restrictif point de vue artisanal, du savoir faire, du
métier. Raphaël
Monticelli : j’ai eu, récemment, à travailler sur la notion de
fragment, et sur la façon dont certains artistes s’inscrivent dans cette
esthétique. C’était à l’occasion d’une préface que Laure Matarasso m’avait
demandée pour l’exposition du travail de Partezana. Marcel Alocco : Lequel est dans l’espace où nous vivons. Et à l’origine, par pratique, la mesure était dans la maniabilité, celle des draps de lit… Raphaël Monticelli : Lorsqu’il explore, avec les outils numériques, les possibilités de mise à plat d’un volume bâti, Charvolen se trouve devant une réalité virtuelle qui peut donner une idée de l’infini parce qu’elle nous est inimaginable, inconcevable. Le nombre de possibilités de mises à plat d’un volume à 6 faces, est égal à la factorielle de 6, soit 720. S’il y a 10 faces, il se trouve plus de 3 millions 600 mille mises à plat… Alors, quand le nombre de faces est supérieur à 100 ou 200… C’est calculable, mais c’est inconcevable. Ça peut donner une image de l’infini parce que ça nous dépasse… Infiniment. Mais c’est fini. Et dans ce fini, Charvolen cherche à donner du sens à un autre fini : celui des mises à plat de toile ou numérique. Il inscrit une œuvre finie, dans un ensemble lui-même fini dont nous ne savons dire qu’une chose : qu’il nous dépasse au-delà de tout ce que nous pouvons vivre, concevoir, imaginer… Porte qui se ferme ? Réel qui s’ouvre ? Infinie plongée dans notre finitude ? Marcel Alocco : Dans le travail de Charvolen, le principal me paraît être le rapport espace-plan, et aussi parfois la présence du temps. Ce temps que je disais accumuler ou capitaliser dans « la mise en œuvres » des chutes de fils du Patchwork, – ou des « Dé-tissages » évidemment – enroulement ou texture temps qui fait traces plastiques sur les couleurs salies ou décolorées chez Max. Trois millions six cent mille ? Peu importe, le seul possible existant est celui qui est fait. Les autres ne pourront plus exister. D’exister, un les nie. Pour le reste tes nombres sont des récits – on y revient ! – récits de scientifiques, non-plastiques. Ils adorent récupérer l’art, à tort et à travers de préférence. Plus question de la rigueur scientifique. Tu leur donnes une flaque d’eau, tu plonges un bâton dedans, et ils te proposent des théories infinies sur la réfraction, la propagation de la lumière, et bien sûr ton rapport d’artiste au big-bang. Le contraire des arts plastiques. Quand Charvolen met à plat, c’est heureusement dans un rapport à la perception de l’objet, du bâti support. Les possibilités virtuelles sont infinies, mais si tu mets à plat un volume, « l’écrase », il y a dans la réalité plastique des lignes de force et des lignes de rupture. C’est ce qui fait sens dans le rapport au réel mutique, fait sens quand on regarde un travail de Max. Raphaël
Monticelli : Quelle est la mise à plat pertinente ?
Y en a-t-il une qui soit « meilleure » que l’autre ? L’artiste
fait-il le choix de telle réalisation plutôt que de telle autre ?
Ou bien sa décision est-elle dictée par des paramètres que, finalement,
il ne peut maîtriser entièrement ? Lorsque Charvolen met, physiquement,
à plat une toile, sa décision prend en compte des paramètres pratiques
qu’il a appris à bien connaître : la résistance du tissu, la facilité
de la découpe et de l’arrachage, la surface occupée par la pièce achevée,
la possibilité de la présenter ensuite au mur… En même temps, toutes sortes
de paramètres sont plus confusément à l’œuvre : sa situation physique
à l’intérieur de l’espace qu’il traite, les effets de la situation dans
cet espace (la lumière, l’humidité, les bruits), les effets plastiques
de l’œuvre en train de se faire, la façon dont les couleurs et les traces
s’organisent… Marcel
Alocco : Mais comme le texte, l’œuvre plastique est ce qu’elle
est. L’auteur détermine. Il a choisi, en fonction de facteurs rationnels
et intuitifs inextricablement mêlés, le geste de couper ici et pas là,
de mettre du rouge et pas du rose… Ce n’est pas le regardeur qui « fait »
le tableau : il lit, il explore et analyse – il « interprète ».
Mais le meilleur interprète, s’il joue du Mozart ne peut jouer que du
Mozart… S’il « fait » la partition, il n’a plus besoin de Mozart,
il est musicien et compositeur. Raphaël
Monticelli : je ne suis pas sûr qu’une œuvre ne soit que ce qu’elle
« est »… Je suis même persuadé du contraire : je sais qu’elle
n’est pas que ce qu’elle me « paraît ». Et qu’elle apparaît
différemment à d’autres que moi. Je sais que tout objet, texte et œuvre
plastique compris, peut changer de statut sans que changent les éléments
qui le constituent. Marcel Alocco : Je sais bien qu’il y a des folklos qui font des variations plus « populaire » de Beethoven, ou qui corrige Shakespeare, ce pauvre William qui a bien de la chance de rencontrer nos génies actuels… Ceci dit, d’accord, l’œuvre est « ouverte », mais comme le livre en lecture. Est-ce l’objet œuvre qui change ? Ou bien le récepteur ? L’œuvre n’existe que pour justement changer le récepteur. Finalement, c’est aussi ce que tu dis. Le texte ou la partition n’ont pas changé, c’est nous qui, inévitablement, ne savons plus les lire qu’en nous regardant dans un miroir. Quand on se regarde dans une écriture, l’écriture comme travail pour construire ou comprendre ce que « je » pense, ce « je » est aussi d’abord un corps. Un corps. « Le » corps, réel, celui du plaisir et de la douleur dans le même lieu, dans lequel parfois le plaisir devient douleur tant la frontière est mouvante, tant c’est le même corps qui jouit et qui souffre – et qui pense et se pense. D’où peut-être l’obsession du naître dans mon travail aussi bien plastique que d’écriture. Comment naît l’image à partir de l’informel du trait ou de la tache, ou comment elle surgit depuis le gribouillis de l’enfant. Et le texte « … d’un âge » est le moment de l’affrontement le plus frontal dans mon travail. Naître, c’est découvrir que nous avons un corps, cet encombrant. Que nous sommes un corps de matière, que le « Je » qui voudrait voler est cloué au sol, et s’il approche par malice le Soleil, ce pauvre « Je » se casse la gueule et, dans la mer se noie. Il va falloir le trimballer, aussi sur ce « long chemin d’écriture » qui permet un instant de le mettre entre parenthèses, croit-on. Mais on somatise ! Dans « …d’un âge », chapitre 9, intitulé « Je » : « Nous nous serons bien battus, rien à dire. En vain, mais il le fallait. On n’y aura gagné que de connaître déjà ses limites les plus immédiates. Celles de la chair, qui ne sont pas rien. On est un corps. Fallait l’apprendre, oui, même ce principe fondamental n’est pas donné, gratuit. » Et plus loin dans le chapitre 12, intitulé « qu’est-ce qu’il invente… »: « Tout par la bouche, de l’origine du monde à sa fin, le mordre, le mastiquer, le ruminer, le digérer, qu’il fasse enfin partie du seul corps, compris dans cette masse unique, et sculpté à ton image avec les traces d’incisives, de canines sur les surfaces brutes, un monde ingéré mais qui soit de ta consistance.» Coupable aussi « de (re)constitution de réalité dissoute », disais-tu ? Je disais que nous sommes « une phrase de chair et d’os par d’autres commencée… qui restera en suspens et sera par d’autres continuée… » Peut-être que les arts plastiques ont davantage de « corps » ? Et la forme interrogative ici me paraît presque inutile… Raphaël Monticelli : Citation pour citation… Dans l’une des Bribes, la troisième, je lis : « Voici donc ce qui reste après des années d’une destructrice reconstruction : le sang même des mots : les autres, ou l’autre »… Marcel Alocco : Belle métaphore. Mais ce n’est qu’une métaphore. Le vrai sang, ton sang de tes mots, coule dans tes veines, pas sur la page. Raphaël Monticelli : corps des arts plastiques pour sang des mots, métaphore pour métaphore, je te laisse le dernier … mot. Marcel Alocco : Alors je dis : « Pinceau ». (Décembre 2008)
· Pour trois entretiens Monticelli-Alocco (en 1975 et 1976), et un entretien avec Ben (1980), voir « Des écritures en patchwork », Z’éditions 1987.
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